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Serge Leblon
Serge Leblon

Il a réalisé des campagnes pour la créatrice de mode française Sonia Rykiel, la maroquinerie belge Delvaux et le magasin américain Bergdorf Goodman, signé des éditos pour Vogue ou  Harper's Bazaar, mais surtout pour des magazines de niche comme Dazed et I-D. Le photographe belge nous a parlé de mode et de ses questionnements par rapport à un secteur plus flou que ses propres flous personnels et singuliers.

Vos images affichent un côté énigmatique et clairement cinématographique. Pour vous, est-ce juste une manière de brouiller les pistes et de ne pas vous inscrire dans une tendance ? Ou plutôt une approche inscrite dans votre ADN, étant diplômé de l’INSAS en cinéma ?

J’ai toujours eu un problème avec le fait de photographier un mannequin de face sur un fond neutre. Le voir comme un simple objet de consommation m’a toujours dérangé. D’où mon besoin, à un certain moment, de changer de perspective. À ce niveau, mes références cinématographiques, les œuvres de Bergman et d’Antonioni, m’ont guidé dans ma recherche d’une autre voie. Au cinéma, les comédiens ne regardent pas la caméra. Sur mes photos, les mannequins fuient l’objectif. Or, dans le secteur de la mode, lorsque l’enjeu est strictement commercial, les marques ne jurent que par l’ ‘eye contact’. Ma manière d’envisager la photo – plus voyeuriste que strictement marketing – m’a privé de pas mal de contrats.

Quand vous photographiez des vêtements, photographiez-vous, à votre sens, de l’art ?

Ça dépend de ce qu’on a à photographier… La photo de mode a beaucoup changé. Avant, sur une production mode, on pouvait photographier ce qu’on voulait. Notre liberté artistique était totale ou presque. Aujourd’hui, les photographes et les stylistes sont devenus les promoteurs des grandes marques. On est dans l’ère du total look, de l’accessoire qui prend toute la place sur l’image. Je ne peux pas m’inscrire dans cette approche-là.

Vous avez sublimé des vêtements et des acteurs (les plus bankables de ces dernières décennies, ndlr.), mais vous avez aussi photographié la guerre au Liban. Doit-on mettre les images dans des cases : reportage, mode, art ?

Dans ma carrière, les choses se sont enchaînées : d’abord, le reportage et puis la mode. En parallèle, j’ai amorcé un travail personnel. Mes images devenaient floues, les gens disparaissaient dans leur environnement. En 1999, un déclic s’est produit. Je ne pouvais plus dissocier ces deux approches. Mon travail photographique devenait schizophrénique. J’ai donc fait des photos de mode qui me ressemblaient. La majorité des grands magazines ont adhéré. Ils ne comprenaient pas toujours ce que mes flous signifiaient – ce n’était pas du Sarah Moon (il rit) –, mais ce style romantico-éthéré collait bien à l’époque.

En termes de mode et d’art en général, la Belgique cultive-t-elle, selon vous, une certaine singularité ?

Le problème, c’est que notre pays est coupé en deux. Comment peut-on, dans ces conditions, construire une identité ? C’est le cas en Allemagne avec des photographes comme Becker ou Teller qui, dans leur style respectif, affichent la même brutalité dans leur approche. Dans un style plus surréaliste, on peut identifier une école hollandaise. Mais en Belgique, non. Cela dit, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de bons photographes de mode dans notre pays : Willy Vanderperre ou Pierre Debusschere, par exemple.

Dans ce flux continu d’images du, notamment, aux réseaux sociaux, comment un photographe fait-il la différence aujourd’hui ?

On parle beaucoup des réseaux sociaux lorsqu’on pointe du doigt le caractère de plus en plus formaté des images de mode, mais, à mon sens, ce qui a tout changé, c’est l’apparition du digital. Tout à coup, sur une campagne, les marques ont pu, au moment du shooting, diriger notre travail, exiger qu’on montre certaines choses au lieu de les suggérer. Dernièrement, j’ai vu la campagne d’une marque française pour laquelle j’ai travaillé, il y a longtemps. On voyait une main avec un sac. Dans la communication actuelle, tout est net, pratique, téléguidé… On choisit des blogueurs, plutôt que des photographes pour shooter des campagnes. Ce qui compte, c’est le nombre de clics.

Vos questionnements sont ceux d’un artiste. Un artiste en résistance. Que faites-vous pour résister à cette standardisation du secteur ?

Mon travail personnel m’offre cette possibilité de résilience. Aujourd’hui, je ne veux plus user de raccourci. Les trucs photographiques qu’on reproduit à l’infini ne m’intéressent plus. Je ne veux ni faire du documentaire, ni de l’abstraction. Je cherche à donner le ressenti d’un monde qui nous engloutit. Les personnages de mes photos n’ont jamais de visage. Ce sont des fantômes, des fantômes réels qui se fondent dans leurs vêtements. Je ne veux pas guider le spectateur. Je cherche, plus que jamais, à universaliser mon propos, à questionner mon époque sans reproduire ce que d’autres ont fait avant moi, très bien d’ailleurs. Alors, je me bats pour trouver d’autres pistes. Je me suis promis d’être curieux toute ma vie. C’est fatiguant, parfois angoissant. Mais je ne fais pas ce métier pour aller au bureau tous les matins !

Interview de Marie Honnay

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